Lettre de Bornholm
Quelle émulation les œuvres d'un artiste entretiennent-elles entre elles ? Comment d'une peinture à une autre, d'une réalisation murale à une petite esquisse jamais dévoilée, passe ce je ne sais quoi qui désigne la poursuite d'une flamme ?...
Quelle est cette "chose" qui se condense à la faveur du travail dans quelques pièces que l'on reconnaîtra pour majeures ?... Qu'est-ce qui chez vous Michel, dans cet ensemble si abondant de productions désigne la nature d'un oeuvre ?
Je suis au milieu de la Baltique, dans un vide que ne strient que les cris des mouettes, je ne dispose d'aucun document sur votre travail, il faut qu'il me revienne par la mémoire...
Oui, quelque chose de commun, mais d'invisible traverse comme une onde, ce que seules les apparences séparent...
Quelque chose qui passe par le visible mais qui ne l'est pas encore, tant nous sommes habitués à ne voir que ce que nous avons déjà vu - à reconnaître -. Alors qu'est-ce que peut entendre le regard tandis que se ferment les yeux... Mais n'est ce pas aussi dans ce même mouvement de clôture du regard que se forment les plus fortes images mentales, quand tout le corps est "vu" parce qu'il regarde, soumis à une telle commotion que les yeux se ferment d'eux mêmes, qu'un bras se porte sur les paupières, et puis l'autre, pour ne plus voir ça...
De la mer, lourde, grise s'exalte de temps en temps les mêmes menaces, les mêmes beautés, elles doivent cependant toujours être différemment prononcées...
Michel, vous êtes ni parvenu à cacher votre peur, ni à masquer votre désir, vous les avez cognés l'un contre l'autre, et cela vous a maintenu debout, et cela vous a construit. On ne peut plus croire aujourd'hui que la religion est la plus haute pensée de l'homme, et pour cela même, cette plus haute pensée est devenue celle de l'homme scrutant ses origines et affrontant ses peurs premières... Dans votre peinture, comme dans la plupart de vos travaux, un effroi se devine ou se trouve combattu par trop de rigueur, comme si sans cesse, et presque qu'ontologiquement, sans besoin d'aveu, sans impudeur vous nous ramèneriez à ce moment de votre enfance sous la guerre, où sous votre mère (pour une fois encore, et tout aussi décisivement), elle, elle de tout son corps vous protégeait des éclats et des balles.
Elle préserva votre corps, mais pas votre regard. Vous, dans ses plis, respiriez à pleins poumons la trame de son amour, mais en vous, quelques voiles s'étaient alors déchirés pour toutes les années à venir...le prix pour vivre se paye de tout le long de sa vie. D'elle, vous allez peindre pour elle...
Dans une rue de Cavendish à Londres, j'étais avec Valère et Bacon nous a dit "Le style c'est l'instinct". Quelle force cette phrase n'a-t-elle pas sur ce que vous êtes par l'art...
Et partout permettez moi de deviner comme la métaphore puissante de vos fréquentes renaissances: l'image d'elle, (je n'évoque pas ici la tapisserie, que je sais être un métier d'homme, surtout dans vos pays du Nord). Mais d'elle, la femme dans son ressort essentiel et protecteur, sans déchoir au voyeurisme. L'image d'une femme intériorisée en vous comme une lumière et qui vous rendrait complet, fort d'être fidèle au plus douloureux de vos souvenirs... Remettre en jeu ce qui fut ses mises en péril comme pour mesurer le prix de la conscience, atteindre peut-être quelque sagesse, du moins être à l'abri des vanités; mais pour s'en préserver, votre humour serait un bon rempart...
L'accrochage qui fut fait à Tournai offrant le vis à vis d'une "tête réfléchissante" et celle d'une jeune fille, m'apparut aussi comme l'emblème de ce que j'aurais voulu vous dire. Tout se tient dans cet "entre les choses", où nous allons les uns vers les autres, non pour nous mêmes mais pour d'autres encore que nous ignorons, ou qui ne sont pas là... Il y avait là, entre l'anonyme et le reconnu, l'âge et la jeunesse, una cosa, quelque chose qui tient de la fidélité... |